Lettre d’un instituteur de Kanfen à son inspecteur d’Académie.
Kanfen, le 29 mai 1857
Monsieur l’Inspecteur d’Académie,
J’ai l’honneur de vous transmettre ci-après les renseignements demandés par votre circulaire du 18 Mai courant.
La fréquentation de mon école, en hiver, est devenue irréprochable cette année depuis le départ d’un vieux curé qui, ennemi juré de l’instruction et de la civilisation, accordait toujours, pour l’admission à la 1re communion, la préférence aux enfants qui ne fréquentaient pas l’école publique. Il ne fallait que cette coupable passion pour corroborer l’indolence malhonnête si commune dans les campagnes. L’amélioration dont il s’agit est due aussi, comme je le crois, à l’usage que j’ai introduit qu’aucun élève ne doit s’absenter sans ma permission préalable. Mais ce principe ne peut guère être pratiqué qu’en hiver.
La fréquentation en été s’améliore également grâce aux visites personnelles que je rends en convenance et aux remontrances amicales que je fais avec cette liberté qu’autorise ma position mais aussi grâce à l’influence et à l’appui d’un jeune curé avec lequel nous finirons par vaincre la carence des parents, du moins pour la classe du soir. Quant à celle du matin, elle est interrompue par un obstacle que je crois invincible à Kanfen. La commune n’ayant pas de pâtre pour la garde d’un troupeau commun de bêtes à cornes, tous les enfants sont transformés en pâtres de Mai jusqu’en octobre sans compter les conséquences déplorables pour les mœurs de ces jeunes créatures des deux sexes isolées, abandonnées à elles-mêmes dans les champs presque toute la journée.
La prononciation française laissait beaucoup à désirer. Elle progresse rapidement cette année. Huit élèves sur onze de ma 1re division parlent le français assez bien entre eux et 6 de la 2e comprennent la généralité des mots usuels et commencent à parler le français à la grande satisfaction des parents. J’espère réussir, pour la prochaine rentrée scolaire, à les faire parler le langage dans la rue et à prescrire des leçons matérielles à la maison, ceci d’après le système que j’ai pratiqué avec succès dans ma place de début.
La discipline ne laisse à désirer que des enfants qui désertent entièrement l’été. L’obstacle le plus grand à l’extension du français est le catéchisme allemand que les curés allemands s’obstinent à enseigner, sous prétexte qu’il faut la langue maternelle. L’expérience acquise en 10 ans me démontre que les enfants comprendraient mieux le catéchisme français que cet allemand-alsacien qui n’est nullement à la portée du pays si ce n’est pour celui de Bitche ou de Sarreguemines.
Veuillez agréer, Monsieur l’Inspecteur, l’hommage de mon profond respect.
GODART
Source : Archives départementales de la Moselle (2T211)
Jules Ferry qui entendait “arracher l’âme de la jeunesse française à la Compagnie de Jésus” ignorait probablement les difficultés rencontrées par un instituteur de Kanfen auprès de certains curés.
France Bleu Lorraine Nord – Vianney Huguenot – 19 février 2018